Une autre vision de la mortalité future

Par Frank Grossman, FICA

« La preuve circonstancielle est une chose très délicate », répondit Holmes. « Elle peut sembler viser très directement une chose, mais si vous changez un peu votre point de vue, vous pouvez la voir viser d’une manière tout aussi inflexible quelque chose d’entièrement différent. »

Le Mystère du Val Boscombe par Sir Arthur Conan Doyle

Au cours du dernier siècle, une tendance inexorable d’amélioration de la mortalité s’est dessinée. La baisse des taux de mortalité dans les pays occidentaux développés a été attribuée à diverses causes, dont : i) l’amélioration des normes alimentaires; ii) l’amélioration des établissements et des programmes de santé publique (par exemple, la vaccination des enfants); et iii) l’amélioration des infrastructures publiques (par exemple, le traitement adéquat des déchets). On ne sait toutefois pas si l’influence bénéfique de ces divers facteurs est vraiment arrivée au bout de son processus.

En principe, les risques liés à l’extrapolation hors échantillon sont largement reconnus. Mais dans quelle mesure cette technique de projection est-elle utile à la pratique actuarielle actuelle?

L’extrapolation des tendances, connue depuis longtemps des actuaires chargés de la tarification, semble avoir gagné en popularité, même parmi les actuaires chargés de l’évaluation. Est-il aussi facile de tenir compte dans son travail de l’amélioration attendue de la mortalité que de réduire invariablement les taux de mortalité d’un ou deux pour cent chaque année sur toute la période de projection?

Il semble que l’adoption d’une telle approche – sans examiner de manière plus approfondie la dynamique de l’espérance de vie – comporte un certain risque. Il convient donc de prendre en considération la mesure dans laquelle les facteurs et les moteurs de l’amélioration passée de la mortalité peuvent être maintenus à l’avenir et les nouveaux éventuels moteurs de changement, ce qui revêt une importance cruciale.

Notre pain quotidien

L’essor du secteur de l’agroentreprise a donné lieu à l’avènement de la monoculture à grande échelle, dans la poursuite du double objectif financier d’accroître le rendement et d’augmenter les profits. On a hybridé de nombreuses variétés de plantes pour faciliter leur culture et pour permettre aux produits de mieux résister aux vicissitudes de la transformation et du transport sur de longues distances. La carotte nantaise sans cœur, très appréciée des jardiniers, mais trop fragile pour être récoltée mécaniquement, est un exemple de légume qui n’est pas cultivé commercialement.

De nos jours, les habitants et habitantes des régions au climat nordique peuvent facilement se passer des traditionnels légumes racines d’hiver et opter pour la laitue frisée tout au long de l’année; les groseilles et les groseilles à maquereau acidulées, parfois difficiles à trouver dans les épiceries, ont été largement supplantées par les fraises de Californie, cultivées toute l’année. On a donc constaté, évidemment, des aliments toujours plus abondants à des prix plus bas, tout en reconnaissant que les récentes hausses de prix, attribuées de diverses manières à des problèmes liés à la chaîne d’approvisionnement pendant la pandémie, sont contraires à la tendance historique. Cela a toutefois eu comme conséquence concomitante le fait que de nombreuses personnes consomment aujourd’hui une gamme plus restreinte de denrées alimentaires cultivées dans des régions de plus en plus éloignées. Il en a découlé une diminution de la « diversité alimentaire » et un risque croissant de dépendre d’un groupe de fournisseurs de plus en plus restreint.

Un autre facteur à prendre en compte est le fait que les humains consomment des plantes génétiquement modifiées (GM) ou du bétail nourri avec des céréales GM depuis plus d’une génération sans effet néfaste apparent. La génétique améliorée de ces nouvelles variétés offre de nombreuses qualités tout à fait souhaitables, telles que l’amélioration du rendement, de la résistance, de l’attrait visuel et du goût. Mais les modifications génétiques sont également effectuées pour rendre les plantes résistantes aux pesticides et aux herbicides, et c’est l’effet des résidus invisibles de ces composés mortels sur nos produits qui est souvent négligé. Sans parler de la présence dans notre chaîne alimentaire de microplastiques – lesquels sont suffisamment petits pour traverser la barrière hématoencéphalique – qui donne un nouveau sens à une vieille expression : « On est ce qu’on mange ».

Notre santé publique

L’épidémie d’obésité, qui menace la qualité de vie des baby-boomers, a fait couler beaucoup d’encre. Plusieurs facteurs qui contribuent à l’apparition de cette maladie sont liés au mode de vie, notamment à la recherche de la commodité : mauvaise alimentation (par exemple, recours excessif aux aliments transformés) et manque d’activité physique. Le diabète de type 2 est un exemple de maladie dont la dynamique de mortalité pourrait être différente de celle qui existait auparavant.

Le recours inconsidéré aux antibiotiques, tant par le corps médical que par le secteur agroalimentaire, a eu pour effet d’en réduire l’efficacité et risque de faire reculer le traitement des infections. De plus, le retard important accumulé dans les diagnostics médicaux et les interventions chirurgicales pendant la pandémie risque fort de persister. Aujourd’hui, environ un Canadien ou une Canadienne sur cinq n’a pas de médecin de famille. Cette situation témoigne du déclin général de la capacité de notre système de santé publique et constitue en outre un désaveu de l’obligation d’égalité d’accès prévue par la Loi canadienne sur la santé.

De nombreuses questions relatives aux effets directs et indirects de la COVID-19 n’ont pas encore reçu de réponses définitives au lendemain de la pandémie. Par exemple, quelle est la prévalence des cas de « souffrance silencieuse » attribués à la COVID longue? Les périodes intermittentes d’isolement forcé laisseront-elles des séquelles durables sur la santé mentale des Canadiens et Canadiennes, en particulier chez les jeunes? Que faut-il penser du nombre important de décès dits « excédentaires » par rapport aux niveaux prépandémiques outre les décès officiellement attribués à la COVID-19 et de leur lien éventuel avec les programmes de vaccination?

Notre environnement

La destruction des habitats a entraîné l’extinction d’un nombre incalculable d’espèces dans la flore et dans la faune. La détérioration de l’environnement pourrait-elle également se traduire par des taux de mortalité plus élevés chez les humains? Notre besoin en matière d’air pur et d’eau propre est primordial – bien qu’on les tienne généralement pour acquis, – mais les changements climatiques sont en train de modifier les règles du jeu. Les incendies de forêt sans précédent qui ont eu cours cette année dans le nord du Canada ont affecté la qualité de l’air dans les collectivités du sud. Voilà qui démontre de manière éloquente que ce qui se passe « à l’horizon » peut vraiment avoir de l’importance. Le stress dû à la chaleur, en particulier lorsque la température du thermomètre mouillé approche les 35 °C, est un nouveau danger pour les personnes de tout âge. Les températures estivales élevées alliées à l’humidité et à la mauvaise qualité de l’air constituent une véritable triple menace pour la santé humaine.

La perspective actuarielle

Lors de l’évaluation d’un scénario de l’état futur, un défi permanent consiste à exploiter son imagination actuarielle tout en évitant l’alarmisme à la Chicken Little. Il convient de viser un scénario qualitatif bien étoffé et cohérent qui soutienne l’analyse quantitative. Les actuaires n’ont jamais eu peur de remettre en question les idées reçues.

L’essentiel est de continuer de recourir à des méthodes rigoureuses qui soupèsent la pertinence des données historiques et évaluent à la fois l’incertitude des conditions actuelles et les perspectives de changement. Ce faisant, il est très important de remettre périodiquement en question ses propres hypothèses, ne serait-ce que pour atteindre le degré adéquat d’objectivité actuarielle et réduire les biais.

L’ombre de l’incertitude à elle seule ne suffit pas pour excuser l’inaction. Elle offre plutôt une occasion de réexaminer les marges de mauvaise estimation des paramètres et de mauvaise spécification du modèle.

Lorsque l’on réfléchit à la mortalité future, plusieurs facteurs pourraient en ralentir le taux d’amélioration et méritent assurément d’être pris en compte. En effet, le fait établi d’un actuaire peut être simplement la marque substitutive ou l’hypothèse de travail d’un autre actuaire. Quelques paragraphes après l’extrait cité au début de cet article, Sherlock Holmes dit : « Il n’y a rien de plus trompeur qu’un fait évident. » Voilà qui montre toute la sagesse de changer de point de vue pour obtenir une autre vision de la mortalité future, ne serait-ce que pour un moment.

Cet article présente l’opinion de son auteur et ne constitue pas un énoncé officiel de l’ICA.