La transition verte : rôles actuariels et leçons de la Chine

Une simple marche à Hong Kong, l’une des villes les plus densément peuplées du monde, suffit pour faire naître des idées d’action climatique et de développement durable. En réfléchissant aux technologies actuelles et passées, on peut constater à quel point le progrès peut parfois mener à des pratiques inefficaces.

Par exemple, jadis, particuliers et propriétaires de magasins disposant de systèmes de climatisation fermaient religieusement portes et fenêtres pour garantir que leur système soit en mesure de rafraîchir leur milieu de vie ou de travail.

De nos jours, maintenant que les systèmes sont plus puissants, bon nombre d’espaces climatisés demeurent ouverts sur l’extérieur; des magasins laissent leurs portes grandes ouvertes, permettant à l’air frais de s’échapper. Le gain d’efficacité offert par les nouvelles technologies est ainsi gaspillé en raison d’une utilisation excessive.

La transition verte

La transition verte, un mouvement mondial vers des pratiques et des technologies plus durables, est essentielle à la lutte contre les changements climatiques. Elle vise non seulement les progrès technologiques, mais aussi l’adoption de changements importants dans les comportements humains et les systèmes économiques.

Mais cette transition comporte la lourde tâche de réformer les systèmes technologiques existants pour délaisser le recours intensif aux sources d’énergie fossile et la mission monumentale de modifier les comportements humains.

Selon une récente mise à jour de la Economist Intelligent Unit (en anglais seulement), le manque de financement constitue le principal frein au rythme de cette transition. Sans véritables incitations, que ce soit du point de vue de la technologie ou des comportements, les écosystèmes énergétiques établis demeureront la norme. Après tout, pourquoi les constructeurs choisiraient-ils l’option écologique, qui est plus coûteuse et qui ne rapporte aucun avantage immédiat? De la même façon, pourquoi les restaurants adopteraient-ils des menus d’origine végétale si la demande ne justifie pas les coûts supplémentaires? Sans incitations économiques, il n’y aura pas de financement.

Les gouvernements peuvent intervenir en créant des incitations artificielles, mais les scandales liés à l’écoblanchiment ont révélé qu’il est possible de falsifier l’écocertification, en particulier lorsque les contrôles sont insuffisants.

Dans ce contexte, qu’en est-il de cette initiative?

Les Nations Unies et les forums politiques mondiaux ont invoqué l’objectif supérieur et l’esprit humanitaire, et obtenu des engagements de transferts de fonds de pays développés vers les pays en développement (lesquels seront touchés par la plupart des difficultés associées aux changements climatiques, p. ex., en Afrique, en Inde et en Chine). Sans surprise, ces promesses, au mieux, n’ont été respectées qu’en partie. Les gouvernements de partout dans le monde subissent des pressions financières et ont leurs propres luttes politiques internes à gérer.

Les politiciens admettent au moins que les fonds doivent être orientés là où les actions et impacts climatiques seront les plus intenses.

Quoi qu’il en soit, les propositions concernant la divulgation des émissions et les régimes mondiaux de taxe carbone n’ont pas encore été adoptées de manière uniforme. À titre d’exemple, mentionnons le débat à savoir si l’énergie nucléaire devrait être considérée comme verte; l’Europe est divisée sur cette question, tandis que la Chine développe rapidement son réseau d’énergie nucléaire.

De plus, le marché du carbone continue de détourner l’attention du laborieux travail de transition. Dans cette course contre la montre, le temps pourrait avoir une avance insurmontable.

L’échec de la politique économique et le besoin de capitaux patients

Selon Abhijit Banerjee – lauréat du prix Nobel d’économie pour l’ensemble de son œuvre – la réduction drastique des taux marginaux d’imposition sur le revenu, qui sont passés de plus de 70 % (avant 1980) à moins de 40 % dans les économies développées depuis 1980, est probablement l’échec le plus percutant de l’ère moderne en matière de politique économique. Il est permis de croire que cela a contribué à l’augmentation des inégalités et à la diminution de la productivité.

Sans incitation pour des capitaux dits « patients », le mercantilisme a donné lieu à une innovation axée sur les modes de consommation des humains (réseaux sociaux et commerce électronique), mais à peu de nouvelles technologies permettant de faire grossir le gâteau.

Nous devons, maintenant plus que jamais, mettre en œuvre les stratégies exposées dans le livre Économie utile pour des temps difficiles (2019), cosigné par Banerjee et Esther Duflo.

Occasions à saisir pour les assureurs

Il importe au plus haut point d’examiner le rôle que peuvent jouer les capitaux patients dans la transition verte et de trouver des moyens d’inciter les principaux bénéficiaires de l’adaptation des infrastructures à prendre part à cette transition. Dans un récent livre blanc du cabinet-conseil mondial Aon, l’équipe de direction estime que la transition verte présente une occasion d’investissement pour les assureurs.

Les technologies vertes auront pour effet de réduire les risques de dangers environnementaux et d’améliorer la santé de la Terre pour la vie humaine. Le secteur de l’assurance vie et les caisses de retraite sont les plus grands accumulateurs de placements destinés à être décaissés dans l’avenir ou plus de 25 ans plus tard. Les changements climatiques posent un risque financier direct pour ces fonds communs.

Dans le contexte de l’assurance de personnes, les changements climatiques contribuent directement à l’augmentation des décès liés à la chaleur et des événements météorologiques extrêmes, et constituent une menace fondamentale pour la vie humaine. De plus, les actifs matériels sur lesquels sont adossées de nombreuses obligations et hypothèques détenues par des institutions financières peuvent subir une dévaluation ou faire l’objet de réparations coûteuses en raison de conditions météorologiques extrêmes.

Améliorer les pratiques commerciales et les stratégies de placement

Alimenté par les données de PwC, le modélisateur financier des risques climatiques de Fidelity Information Services modélise la détérioration de la valeur des actifs attribuable aux risques climatiques. Les sociétés d’assurance de personnes peuvent tirer profit de l’intégration de pratiques écologiques dans leurs activités et stratégies de placement.

Les assureurs peuvent bonifier leurs programmes de santé et de mieux-être afin de promouvoir les régimes alimentaires d’origine végétale. Ils peuvent aussi investir dans des compagnies assurtech du secteur des aliments et boissons afin d’améliorer les résultats en matière de santé et de réduire l’empreinte de carbone. Sur le plan des actifs, le fait d’investir dans des bâtiments écologiques – par exemple, des bâtiments dont la conception et la construction assurent une intégrité structurelle accrue contre les vents violents et fonctionnant avec des systèmes d’énergie renouvelable tels que l’énergie solaire, l’énergie éolienne et l’énergie géothermique – peut atténuer les risques et offrir des avantages concurrentiels futurs. Peut-être qu’un jour des investisseurs qui investissent aujourd’hui dans des centres commerciaux et des unités commerciales non écologiques feront face à des actions collectives en raison de leur incapacité de verser des rentes de retraite.

Plus il y aura de bâtiments écologiques, plus ceux-ci domineront probablement le marché immobilier en raison de leur qualité marchande et de leur liquidité, tout comme les véhicules électriques ont transformé le secteur automobile au cours des deux dernières décennies. Les systèmes Internet des objets (IdO) utilisés dans ces bâtiments sont en mesure de fournir, en temps réel, des données sur l’efficacité et l’utilisation, soutenant encore davantage les stratégies d’investissement vert.

Et maintenant?

Deux morceaux du casse-tête sont cruellement manquants :

  1. Des règles du jeu convenues quant à la valeur monétaire du choix de réduire les externalités liées au carbone, que ce soit sous la forme d’une taxe ou d’une évaluation à l’échelle du système des fonds de prévoyance fondé sur le risque ou d’un hybride des deux.
  2. Une profession reconnue étant en mesure de certifier la qualité d’un projet vert, notamment en ce qui concerne sa véracité, son intégrité, son universalité et sa comparabilité, et d’établir les caractéristiques d’un projet incontestablement vert.

En ce qui concerne le premier point, les régimes de taxation du carbone sont souvent privilégiés en raison de leur attrait direct par rapport aux méthodes économiques classiques. Toutefois, en finance, on a recours à une autre approche : le capital fondé sur le risque. Dans le secteur bancaire, les entreprises sont récompensées ou pénalisées selon leur profil de risque, dont témoignent leurs réserves pour éventualités. Plus le risque est important, plus les exigences en matière de réserves sont importantes, ce qui augmente le coût frictionnel sur les bénéfices.

De même, dans la transition verte, les divers acteurs (à savoir, les détenteurs de capitaux patients, les assureurs et les régimes de retraite ou quiconque investit dans des projets incontestablement verts) devraient subir moins de coûts frictionnels sur les rendements émergents. Les investisseurs ne modifieront la répartition de leurs investissements que lorsqu’on leur offrira de véritables incitations telles que des réserves pour éventualités moins élevées (et une réduction des coûts frictionnels).

Mais que pouvons-nous dire au sujet de cette mise en garde pour certifier les projets qui sont « incontestablement verts »?

Le rôle émergent de l’actuaire en certification verte

À mesure que progresse la transition verte, la gestion et la certification efficaces des données deviennent cruciales pour assurer la transparence et la responsabilisation. Les technologies vertes et leurs effets doivent être mesurés avec précision de manière à favoriser des progrès substantiels. Les actuaires jouent un rôle de plus en plus important dans ce processus en assurant une surveillance permettant de garantir l’exactitude des données et en évaluant les implications financières des investissements verts.

En réponse à la demande grandissante de données fiables en matière de technologies vertes, on assista à la naissance d’un nouveau rôle : l’actuaire en certification verte. Ce professionnel travaille, de préférence, aux côtés d’actuaires en chef afin de prendre en charge certains volets de la gestion des données vertes. L’actuaire en certification verte aurait généralement les responsabilités suivantes :

  • Attester la qualité des données : garantir l’exactitude et la fiabilité des sources de données se rapportant aux technologies vertes;
  • Valider les certifications vertes : vérifier la « qualité verte » des projets, notamment la légitimité des crédits carbone associés à des initiatives vertes;
  • Évaluer l’empreinte environnementale : évaluer les répercussions environnementales de projets, d’actifs et d’investissements.

Ce nouveau rôle est essentiel au maintien de normes rigoureuses en matière d’intégrité des données et d’évaluation financière, ce qui favorise la crédibilité des initiatives vertes dans les secteurs des assurances et des régimes de retraite. L’actuaire en certification verte jouera un rôle crucial pour combler l’écart entre l’exactitude des données et la surveillance financière, ce qui contribuera à la réussite de l’intégration des technologies vertes dans nos systèmes économiques.

Tirer des leçons de l’expérience chinoise

Selon la Economist Intelligence Unit, la Chine (ainsi que l’Afrique et l’Inde) fait face à des risques importants liés aux changements climatiques. Dans la mesure où 60 % de la population mondiale et de nombreuses économies en développement sont exposées à ces risques, l’expérience de la Chine présente de précieux enseignements, notamment pour les actuaires canadiens et d’autres professionnels et professionnelles du secteur.

Les avancées technologiques chinoises ont permis au pays d’améliorer ses systèmes de production alimentaire et de logistique de manière à permettre, n’importe où et n’importe quand, la livraison efficace et peu coûteuse de produits, y compris des aliments prêts à servir produits par des systèmes à grande échelle.

Ces progrès technologiques rapides ont toutefois vite donné lieu à une augmentation alarmante des problèmes de santé, notamment en matière de reproduction, de résistance à l’insuline, de diabète et d’autres maladies relatives au syndrome métabolique, dont de nombreux cancers. En outre, le développement accéléré des infrastructures a, dans certains cas, favorisé la rapidité au détriment de la qualité, ce qui a contribué à de récents incidents d’effondrement de routes et de ponts dans le sud de la Chine par suite d’inondations ou de glissements de terrain.

Alors que la Chine s’emploie à résoudre ces problèmes, le Canada peut tirer de son approche des enseignements dans le cadre de ses propres stratégies en matière de climat et d’infrastructures.

« Alors que la Chine s’emploie à résoudre ces problèmes, le Canada peut tirer de son approche des enseignements dans le cadre de ses propres stratégies en matière de climat et d’infrastructures. »

À titre d’exemple, l’initiative Healthy China 2030 (en anglais seulement) préconise le passage du traitement médical vers la prévention proactive de la maladie en mettant l’accent sur la valeur médicinale des aliments. Cette approche souligne l’importance d’améliorer la sécurité de la chaîne d’approvisionnement et les résultats en matière de santé.

De même, au lendemain de la faillite du promoteur immobilier chinois Evergrande, on assiste à un virage marqué vers l’intégration des principes de construction écologique pour les futurs projets d’infrastructures. Cette transition souligne la nécessité d’adopter des pratiques pour la construction durable et résistante.

En ce qui concerne le secteur de l’assurance vie, bon nombre d’assureurs chinois se trouvent à un tournant important en raison du rendement insuffisant de leur portefeuille de placement. La croissance rapide alimentée par des fonds privés et des critères d’émission de licences peu restrictives a entraîné la nécessité d’adopter une approche plus rigoureuse en matière de solvabilité et de surveillance réglementaire. Cette situation rappelle aux actuaires canadiens de réfléchir à la façon dont leur secteur pourrait s’adapter à des défis et possibilités afin de pouvoir soutenir de manière efficace les capitaux patients et l’investissement durable.

Forts des leçons tirées de l’approche de la Chine à l’égard de ces questions, les actuaires du Canada peuvent mieux se préparer en vue de l’évolution des exigences en matière d’action climatique et d’aménagement des infrastructures, et contribuer à un secteur plus résilient et tourné vers l’avenir.

Exploiter l’occasion actuarielle que présente la transition verte

La transition verte nécessite le financement d’investisseurs disposant de capitaux patients qui tireront le plus profit de la réduction des risques issue de l’adaptation au climat et de la résilience accrue. Les assureurs, dont les affaires s’améliorent quand les risques diminuent, ainsi que les régimes de retraite, sont particulièrement bien placés pour fournir des capitaux aux fins de cette transition. Il y a donc là pour la profession actuarielle une occasion importante de jouer un rôle de premier plan en matière d’analyse de données et de devenir un arbitre de confiance quant à la qualité des technologies vertes dans le cadre de cette transition.

À mesure que les risques climatiques mondiaux seront plus marqués, particulièrement en Chine et dans la région Asie-Pacifique, les actuaires canadiens pourront tirer des leçons de ces régions. Les risques accrus auxquels sont confrontées ces régions soulignent la nécessité pour les actuaires de partout dans le monde de s’engager dans la transition verte et d’améliorer leurs compétences pour la mener à bien.

« L’expertise des actuaires peut leur permettre de jouer un rôle central pour guider les investissements et les innovations qui feront progresser la transition verte. »

En plus de positionner les actuaires comme des acteurs essentiels pour relever les défis climatiques, cette participation garantira également que leur apport soit aligné sur les pratiques exemplaires et tendances mondiales.

Le fait de saisir cette occasion permettra non seulement de renforcer la résilience du secteur financier canadien, mais aussi de contribuer à la lutte mondiale contre les changements climatiques et de bâtir un avenir durable.

Cet article présente l’opinion de son auteur et ne constitue pas un énoncé officiel de l’ICA.

Jason Alleyne, FICA, est chef de la division de Chine pour Aon Life Solutions, où il dirige la gestion de fonds avec participation, la gestion de l’actif-passif et la stratégie de placement, et l’innovation en assurance à Hong Kong, en Chine continentale, à Taïwan et à Macao. Il dirige également le groupe de solutions en assurance vie en matière de risque climatique chez Aon.

Fort d’un intérêt marqué pour le développement durable et l’action climatique, Jason met à profit son expertise en consultation en assurance vie afin d’optimiser les portefeuilles de produits et de guider les clients tout au long d’une transition verte. Établi à Hong Kong, Jason est déterminé à favoriser la croissance tout en faisant la promotion de la responsabilité environnementale.

Jason a participé à un épisode balado Voir au-delà du risque, dans lequel il a présenté ses réflexions sur le rôle des actuaires dans la lutte contre les changements climatiques à l’aide des maisons vertes.